Par Martine Vial-Durand, Juillet 2010.
Voici plusieurs années maintenant que les nouveaux technocrates de la santé y travaillent avec assiduité : la psychiatrie de secteur nous dit-on a vécu ! Une très mode rhétorique du changement semble, en effet, avoir inspiré la « nouvelle gouvernance » donnant le jour à un défilé de codes de bonne conduite en vue du prochain PHST.
Pourtant, les arguties dialectiques qui célèbrent la refonte de l’hôpital, échouent à masquer ce qui, de fait, relève d’une catastrophe orchestrée depuis fort longtemps : le démantèlement à bas bruit des cadres, ressources et références institutionnels d’une psychiatrie qui depuis la guerre sous l’impulsion de quelques-uns s’était instruite et enrichie à l’épreuve des faits.
Du constant travail de recherche et d’élaboration qui en inspirait les différentes approches théoriques cliniques et thérapeutiques, il ressort qu’en l’homme - fût-il dangereusement fou pour lui-même et pour l’autre - cette psychiatrie là a tenté de faire grandir l’humain et redonné, tout au long de sa lente reconstruction, ses lettres de noblesse au signifiant « Asile ».
En 1986, c’est avec ce titre : « Une loi d’enterrement de première classe pour la psychiatrie de secteur », que le journal Libération faisait sa une sur la réorganisation en cours. Nous devons en convenir aujourd’hui, les résultats ont dépassé notre imagination.
Le démantèlement des outils de travail fut l’aboutissement d’une lente mais inexorable asphyxie :
- entre 1985 et 2005, suppression de 56 000 lits 1
- modification de la formation des psychiatres organisant une diminution programmée de leurs effectifs.
- suppression de la formation spécifique des infirmiers psychiatriques
- budget à coût constant depuis les années 80
- fichage des patients, mise au point du DIM
- choix de la CIM 10 (classification américaine) comme référence unique conduisant à un appauvrissement certain de la pensée psychiatrique
- remise en cause de la séparation psychiatrie, neurologie décidée en 1968
- précarité recherchée des contrats de certaines professions
- suppression arbitraire de la fonction « FIR »
- décret sur le titre de psychothérapeute disqualifiant la profession de psychologue
Luttant contre les vents insidieux du démantèlement, nombre de soignants, tous statuts confondus, mutualisant leur professionnalisme, ont maintenu en vie autant que faire se peut des lieux de soins animés par cette essence de l’accueil qui est de tendre ses mains mentales sans jugement ni sectarisme à ce qui en l’homme, rappelons-le, « ne peut devenir public sans profanation ».
Lieux vacuolaires, espaces entre parenthèses où chaque sujet peut pendant un temps échapper aux obligations identitaires et amorcer, parfois pour la première fois, le récit du vivant.
La folie n’est pas extra territoriale à l’humain et les questions de l’intime dont elle relève parce qu’elle concerne la solidarité citoyenne, demandent à cette dernière de lui céder le manteau d’une protection atemporelle.
Cette politique de décomposition de l’institution psychiatrique a rapidement généré ses effets : augmentation des besoins, accélération des consultations, listes d’attente, manque cruel de places, destruction des partenariats de réseau se sont conjugués pour semer la confusion au sein d’ un personnel soignant devenu sensible bien sûr à l’argument « trou de la sécu », un personnel sceptique, fragilisé et susceptible d’accepter plus aisément la seule référence en vogue : la tarification à l’activité.
Issue de la convergence dans les années 80 d’au moins trois facteurs décisifs - développement considérable des outils de communication, séduction exercée par la médecine de prédictibilité, urgence de trouver une clef de répartition budgétaire en matière de santé publique - la tarification à l’activité, tout le monde le sait, ne convient en aucun cas à la psychiatrie.
L’absence de proposition alternative au financement à l’acte vraiment constituée dans le champ politique fait que l’indignation qui soulève la majorité se retrouve sans véritable relais au niveau de la décision publique. Hélas, cette seule indignation ne peut faire basculer un mouvement qui abandonne l’hôpital à son désarroi.
Pour autant, la lecture des nouvelles dispositions qui dessine un patient remodelé version « secure » dans l’indifférence à la compréhension et à l’intelligibilité des phénomènes psychopathologiques est inacceptable.
Les très prisées maladies sociétales du fétichisme de la preuve, du chiffre, du fichage, du parcours fléché et du potin partagé sous joug d’un « case manager » s’apparente plus à du « tri sélectif » type mesure d’assainissement qu’à la prise en compte réelle des complexités de la souffrance humaine.
Il faudrait par exemple nous dit-on :
- « Centrer le soin sur le malade et mieux conna ître la maladie mentale »,
Mais qu’avons-nous fait d’autre pendant toutes ces années ? il est vrai, nous n’avons pas centré le soin « sur » le malade mais nous avons pris soin « de » lui, en tenant compte du fait que la maladie relève quelquefois d’une technique de survie, impasse nécessaire pour la lente reconstruction d’une alliance renouvelée avec la vie.
-« Permettre au patient de mieux comprendre sa maladie », voilà bien une phrase qui témoigne d’une profonde méconnaissance de la vie psychique, mais l’injonction est séduisante et l’on voit se répandre aussitôt cette nouvelle forme de conjugaisons des identités : « je suis TOC » dira l’un, « bipolaire » dira l’autre, ainsi va la chanson de la compréhension.
Que le patient puisse se mieux rencontrer fut l’ambition de cette psychiatrie de secteur mais qu’on le fasse dispara ître derrière son symptôme et c’est la solidification assurée des murs de sa prison mentale.
Non ! Messieurs les décideurs, le patient n’a pas toujours la volonté de guérir …, n’en déplaise aux démagogues de service et à tous ceux qui rêvent d’un nouvel ordre moral assené sur le mode : un symptôme, une pilule pour le bonheur du marketing pharmaceutique.
En revanche sa plainte aussi effrayante soit-elle remplit momentanément une nécessité existentielle, et lorsque certains adeptes des effets thérapeutiques rapides prétendent faire sortir un symptôme par la porte, c’est par la fenêtre masqué d’autres oripeaux qu’il revient, tout clinicien digne de ce nom sait cela.
Considérer le patient comme une victime ne l’aide en aucun cas ; lui prêter en revanche un savoir, une responsabilité dans le maillage de son destin qu’il lui appartient avec notre aide de démêler, ressort du simple respect vis-à-vis du souffle angoissé de l’humanité.
La psychiatrie de secteur, dont nous sommes, s’honore, en dépit de ses imperfections, d’avoir modestement, laborieusement, accompagné la révolution anti-aliéniste de l’après guerre.
Elle a contre toutes les rages nihilistes, idées reçues, dogmes et partis pris, soutenu les conditions de possibilité d’une clinique de la folie, une clinique résistante à cette forme de fanatisme qui consiste à « forcer autrui au changement », une clinique qui se réclamait d’une pensée toujours en mouvement, allant à la rencontre de chaque patient comme à celle d’un nouveau matin.
Ce patient est aujourd’hui réduit à son symptôme et le futur otage de protocoles de soins pré-formatés accompagnés bien sûr de la pilule du lendemain sur lesquels il n’aura pas son mot à dire.
Les psychologues cliniciens ainsi que tous les soignants qui ont Å“uvré avec eux dans l’esprit de recherche d’une psychiatrie de secteur désaliéniste ne peuvent que s’opposer à cette mort seconde qui atteint l’existence endommagée.
Par leur témoignage ce sont autant de « Pasteurs séculiers de l’âme2 » qui insistent pour que du vivant ils continuent d’être les passeurs.
1Source : IRDES - Éco-Santé France - Novembre 2009.
http://www.irdes.fr/EspaceEnseignement/ChiffresGraphiques/Cadrage/Hopital/Lits.htm
2« Je voudrais assigner aux analystes un statut qui n’existe pas encore, le statut de pasteurs d’âme séculiers qui n’auraient pas besoin d’être médecins ». Sigmund Freud, Correspondance avec le pasteur Pfister 1909-1939